Adolphe Mignard

Au début des années 1900, un nivernais d’origine, Adolphe Mignard arrive à Bellot. Garde-moulin et rhabilleur de meules, il vient de terminer son tour de France de Compagnon du Devoir. Observateur et ingénieux, il a déposé deux brevets d’invention pour faciliter le fonctionnement des moulins à grains, en permettant d’éviter le colmatage des tamis grâce au dégommage automatique des planchisters, encore utilisé aujourd’hui.

Son patron ayant tenté de s’approprier l’un de ses brevets, Adolphe se fâche et quitte le métier. Il épouse une briarde de souche, Victoire Bony, et devient épicier ambulant pour le compte de la maison « Le Caïffa » (marque de café très connue à l’époque), tirant sa charrette dans les villages et les hameaux. Il a bien l’idée d’atteler des chiens, mais l’attelage termine dans le fossé ! Adolphe achète alors un cheval, dans un contexte de féroce concurrence.

On raconte qu’avec un autre épicier ambulant, charrettes côte-à-côte, ils se lançaient des coups de fouet, dans une scène digne d’un western briard ! Pour diversifier ses activités, Adolphe vend pour son compte, en plus des produits de l’épicerie, des formages et des œufs, ce qui entraine une rupture du contrat avec « Le Caïffa ». – SM

En 1909, il achète un pressoir ambulant qu’il transforme à son idée. Après quelques tournées dans les fermes, il l’installe à poste fixe à l’emplacement de l’actuel Monument-aux-Morts et le couvre, mais une tempête emporte la frêle installation. Adolphe construit alors « en dur » une petite cidrerie en contre-bas, plus près de la gare de chemin de fer.

Pour acquérir son pressoir, Adolphe a emprunté 600 francs, vraisemblablement à Albert Leroy, son ami qu’il considérait comme un frère et habitait le pont du rû. Il l’a en effet transformé à son idée, et c’est sans doute de cette expérience que provient la célèbre maxime de son fils Ariel : Je n’ai pas besoin de l’avis des autres pour faire à mon idée ! – SM

Le négoce de pommes

Pour s’assurer de la matière première, Adolphe Mignard plante près de 2.000 pommiers (à Bellot et au dessus du Fourcheret). Ce sont des variétés « à deux fins », agréables à croquer et donnant un excellent cidre : Maupertuis, Châtaigner d’automne, Datte (également appelée aussi pomme de souris), Grand Alexandre, Belle Joséphine, Faro, Vérité…. Une partie de la récolte de pommes est mise en caisses et vendue à des grossistes qui approvisionnent notamment les (anciennes) Halles de Paris.

Les pommes se conservaient naturellement … nul besoin de les stocker à basse température dans des entrepôts sous atmosphère contrôlée (aujourd’hui à l’azote) pour éviter un mûrissement trop rapide. – SM

L’approvisionnement

Adolphe se pose très rapidement la question de l’approvisionnement car les besoins ne sont pas couverts par ses propres vergers. Il sollicite donc les producteurs locaux (qui pressent eux-mêmes une grande partie de leur récolte), mais aussi des producteurs de Normandie. Les pommes arrivent en gare de Bellot à moins de 100 mètres de la cidrerie grâce au « tacot ».

La logistique était particulièrement compliquée : les pommes étaient chargées en Normandie dans des wagons qui ne pouvaient utiliser la voie étroite du CFD (chemin de fer départemental de La Ferté-sous-Jouarre à Montmirail). Elles devaient donc être transbordées à la pelle dans d’autres wagons par les employés de la gare de la Ferté-sous-Jouarre. – SM

La fabrication du cidre

À leur arrivée, les pommes sont stockées sur une aire goudronnée puis transportées dans un bac en ciment rempli d’eau pour être nettoyées. D’abord à la brouette, puis plus tard avec un chariot basculant (d’une contenance de 2 à 300 kg) que l’on poussait de quelques dizaines de mètres pour décharger.

Les pommes sont ensuite broyées puis pressées avec la même technique que le pressoir ambulant. Le jus ainsi obtenu s’écoule dans une cuve et le marc (la pulpe) est additionné d’eau potable puis pressé à nouveau afin d’obtenir un deuxième jus moins riche en sucres que le pur jus de première pressée (c’est le rémiage). Le jus est ensuite mis en tonneaux (ou en foudres en bois), puis plus tard dans des cuves en ciment verrées.

Le cidre fermente plus ou moins rapidement en fonction des variétés de pommes de leur teneur en matières azotées, de la richesse en sucre et de la température (voir la fermentation). Il est vendu « en vrac », enlevé à la cidrerie ou transporté en tonneaux, en demi-muids (tonneau en bois d’environ 600 l) en grosses citernes en bois de plus grande contenance, et plus tard métalliques. La production étant saisonnière (les ventes de cidre s’étalent jusqu’en avril / mai), les clients doivent attendre jusqu’à la prochaine récolte. De plus, la chaleur de l’été n’est guère favorable à une bonne conservation.

Adolphe a fait les premiers essais de conditionnement du cidre bouché (en bouteille champenoise) sous la marque « Cristal Normand ». L’étiquette représentait une pomme à visage humain, du cidre pétillant sortant de sa bouche pour tomber dans une coupe de champagne. – SM

Le personnel

La petite entreprise en expansion compte 3 ou 4 salariés, incluant Raymond Frutel, Henri Hennequin dit « Riton » et Ariel. Elle emploie également des saisonniers : les travaux de la ferme étant généralement terminés en automne, la cueillette des pommes et le pressurage prennent le relais pour quelques semaines. En basse saison (printemps / été), Adolphe, son fils Ariel et les deux ou trois ouvriers entretiennent les pommiers, greffent des variétés locales et protègent les troncs des arbres par des corsets métalliques pour éviter que les vaches ne les abiment. Ils remettent également en état le matériel de pressurage et repeignent notamment les pièces métalliques et les joints des cuves corrodés par l’acidité du cidre.

La goutte

Adolphe a rapidement compris que certains cidres fabriqués chez les particuliers ou à la ferme se conservent mal dans le temps et pouvaient devenir impropres à la consommation. En revanche, c’est une excellente matière première pour la « goutte » après distillation. Il acquiert alors deux alambics et forme son fils unique Ariel dans un apprentissage « à la dure » que l’on n’emploierait plus aujourd’hui. Les alambics sont installés dans les villages environnants, avec une prédilection pour Saint-Cyr sur Morin où, près de l’auberge de « l’Oeuf Dur », il peut bénéficier des surplus d’agapes des chansonniers Montmartrois. Pus tard, Adolphe installe sa propre distillerie dans un bâtiment où les alambics à poste fixe brûlent les cidres considérés comme impropres à la consommation ou quelquefois pour libérer les cuves (ou les foudres) avant la prochaine récolte.

La maison de la cidrerie

Adolphe fait construire la petite maison de la cidrerie et y réside avant de s’installer 1 rue des avônes. Cette maison devient ensuit le domicile d’Ariel (jusqu’à ce qu’il fasse construire sa résidence en meulière face à la cidrerie). Elle a ensuite servi d’habitation à la famille Hennequin de « Riton » puis à Serge et Madeleine, avant d’abriter les bureaux de l’entreprise (jusqu’à la construction des nouveaux bureaux en contrebas dans une extension de la gare de chemin de fer), puis brièvement le restaurant du personnel. Aujourd’hui, la maison de la cidrerie elle a été réhabilitée en maison communale.

Pendant la guerre, deux réfractaires au STO (service du travail obligatoire en Allemagne) s’étaient réfugiés à Bellot après s’être échappé d’un camp en construisant un tunnel. L’un deux, Jean Drouillet était un de me cousin. Quand les gendarmes venaient les chercher pour les enrôler, ils partaient se cacher dans le grenier. – SM

Epilogue

Adolphe s’intéresse à la vie de la commune et siège au conseil municipal de 1927 à 1938. Atteint d’asthme, il cesse progressivement son activité et s’éteint à son domicile en 1945. Son cercueil fera une halte devant la nouvelle cidrerie construite par son fils Ariel afin que le personnel et la commune puissent lui rendre un dernier hommage.

 

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