Ariel Mignard

Fils unique d’Adolphe et de Victoire Bony, Ariel Mignard voit le jour en 1906 et fréquente l’école de Bellot jusqu’au certificat d’études (12 ans à l’époque) avant d’aider son père au pressoir puis à la cidrerie. Il fait son service militaire dans l’aviation en Allemagne. Mobilisé pendant la guerre 39/45, il réussit à s’échapper de la poche de Calais et rejoint l’Angleterre, d’abord sur un radeau puis sur un bateau de la marine britannique. Il a toujours travaillé avec son père et a progressivement pris les rennes de la cidrerie, s’attachant à développer l’activité et secondé par son épouse Simonne (fille d’un courtier en pommes).

Ariel a dirigé la cidrerie en patron très exigeant tant envers son personnel qu’envers lui-même. Il lui fallait être au « four et au moulin » : acheter les fruits, investir à bon escient, entretenir et réparer le matériel fixe et roulant, fabriquer le cidre (puis le jus de pommes), stocker, contrôler … et par la suite embouteiller, livrer, visiter les clients et en rechercher de nouveaux. – SM

Un bâtisseur

Dès l’avant guerre, Ariel entreprend de construire la « nouvelle cidrerie » composée d’un grand bâtiment de production en béton paré de briquettes, de trois silos de réception et de stockage des pommes (quelquefois des poires) pouvant contenir jusqu’à 300 tonnes et de trois cuves de 700 hl (n° 75, 76 et 77). Il dote également le bâtiment de fabrication de nouveaux matériels (râpes, presses hydrauliques, presse à vis, séchoir de marque Vernon) et fait construire des cuves de diffusion. Plus tard, il construit quatre nouvelles cuves en ciment de 2.500 hl (250.000 litres). Fin des années 50, il installe une cuverie réfrigérée de 6.000 hl (avec revêtement bitumeux alimentaire pour remplacer les carreaux de verre).

              

S’il n’avait pas été cidrier, Ariel aurait certainement été maçon … Il a beaucoup investi, surtout dans le béton ! Ce sont des entreprises italiennes spécialisées qui ont réalisé ces ouvrages, la compétence des maçons transalpins n’étant plus à démontrer. Certains d’entre eux ont d’ailleurs trouvé l’âme sœur à Bellot ou dans les environs et sont restés au pays « briard ». On peut d’ailleurs encore voir des dessins de pommes en ciment sur une paroi de cuve de l’ancienne cidrerie. Ariel aimait construire ou plutôt faire construire, mais n’hésitait pas à faire démolir lorsque cela ne lui convenait pas ou qu’il considérait que le mortier n’était pas assez riche. Lorsqu’il a fait construire la nouvelle cidrerie, il est même allé jusqu’à mesurer la hauteur des marches du métro parisien, qui selon lui n’étaient pas fatigantes. Il avait également engagé à l’année un maçon très compétent, Roland Messant, qui a « gâché » des dizaines voire des centaines de tonnes de ciment dans sa bétonnière et devait suivre à la lettre les instructions d’Ariel. Ne disait-on pas de lui qu’il était atteint de la maladie de la pierre ? Bien sûr, pendant la saison des pommes, Roland lâchait sa truelle pour la pelle à pommes. – SM

L’approvisionnement en pommes

Les ventes progressent mais pas la ressource locale. Il faut donc augmenter les approvisionnements en provenance de Normandie. En 1947, le « tacot » cesse de circuler et les pommes arrivent en gare de Saint-Siméon. Les wagons ouverts à la partie supérieure sont déchargés à la pelle dans un camion benne de la cidrerie qui pouvait contenir jusqu’à 10 tonnes. Par la suite l’usage de la sauterelle (tapis roulant incliné) rend le travail moins pénible et augmente le rendement.

         

En général, lorsqu’on a passé le conseil de révision et que l’on « est bon pour le service », on fait la fête. Or ce jour-là, il y avait un wagon de pommes à décharger à la gare de Saint Siméon. Avec Pierrot Taupin, mon copain de Bellot (qui lui aussi avait passé le conseil de révision), il m’a fallu prendre le camion benne pour vider un wagon à Saint Siméon. En effet s’ils n’étaient pas déchargés dans la journée il fallait payer les frais d’immobilisation des wagons, sans compter le fait que les pommes s’abîmaient. Dans les premiers temps, l’opération était réalisée à la main (ou plutôt à la pelle). Plus tard les camions benne ont permis de décharger les pommes en moins d’une minute. La « sauterelle » et la « benne » ont grandement facilité le travail et augmenté les rotations entre Bellot et Saint Siméon. – SM

Notons que les pommes (fruits à cidre) comme le cidre circulaient avec une pièce de régie (acquit ou congé pour les particuliers). Plus tard, pour la livraison du cidre brut en bouteilles, une « capsule congé » (dite CRD – capsule représentative de droits) a remplacé l’acquit. Les cidres doux en bouteilles (moins de 3° d’alcool) en était exempté. – SM

La fabrication

Les pommes flottent, mais pas les poires ! Dans la partie inférieure des silos, Ariel avait fait aménager un caniveau alimentée par de l’eau provenant du Petit Morin pour acheminer les pommes jusqu’à un élévateur Berthelat.

Les pommes sont transportées par l’eau jusqu’à un bac, reprises ensuite par un élévateur à godets vers la râpe (broyeur) située dans la partie supérieure du bâtiment de fabrication. La pulpe fraîchement râpée redescend par gravité jusqu’au niveau inférieur où les marcs sont « montés » sur un wagonnet déplacé par la suite sous une presse pour être soulevé par un vérin exerçant une pression de 250 à 300 kg/ cm2. Le jus s’écoule alors dans une cuve « tampon » en sous-sol pour être pompée régulièrement vers d’autres de plus grande capacité. Les gâteaux de pulpe émiettés sont mis dans des cuves ouvertes remplies d’eau pour donner un second jus, plus clair. C’est la « diffusion », qui remplace le rémiage.

            

Le traitement du marc

Lorsque sa densité est proche de 1.000 (c’est-à-dire qu’il n’y a pratiquement plus de sucres ni de matières azotées), la pulpe est dite « épuisée ». Elle est acheminée par une vis sans fin jusqu’à un séchoir rotatif (de marque Vernon) pour obtenir un marc ni trop humide ni trop sec et encore moins brûlé (noirâtre). Il est alors destiné à l’industrie de la pectinerie (confiture, laboratoires pharmaceutiques), le prix d’achat étant déterminé selon le taux de pectine contenu dans le marc. Un échantillon est envoyé avant chaque livraison. En cas de refus, le marc est vendu à un prix inférieur pour l’alimentation du bétail. Le marc séché est conditionné en sacs de jute chargés sur camion pour être livré directement et même quelquefois mis sur péniche, compte tenu de la proximité de Bellot avec le canal de l’Ourcq et la Marne.

A Auffay, le marc était repris dans un silo et chargé directement en vrac dans un semi remorque par un système de transport pneumatique qui le prenait et l’envoyait depuis la partie inférieure du silo vers un camion par un tube incliné. L’usine « Unipectine » était située à Redon en Bretagne. – SM

Je me souviens avoir livré du marc frais chez Ries à la ferme de Planchancourt à Verdelot dans les années 90 pour son élagage de cochons ! – Dominique Ignace

Fermentation, clarification et centrifugation

Au bout de quelques jours le cidre commence déjà à fermenter, d’autant plus rapidement que la température est élevée. Une pré-clarification du jus permet de ralentir la fermentation et d’obtenir un jus déjà plus clair. Pour la ralentir encore, on a souvent recours à la centrifugation qui a pour effet d’enlever un maximum de levures tout en clarifiant. La centrifugeuse est composé soit « d’assiettes », soit de cylindres de tailles différentes appelés « bols » qui tournent à plusieurs milliers de tours/minute. Par la force centrifuge (d’où le nom de centrifugeuse, également appelée séparateur), les matières lourdes du jus ou du cidre (comme les levures) sont « plaquées » le long des parois et le liquide est clarifié (mais pas filtré), ce qui retarde la fermentation. Les bols sont ensuite nettoyés et remontés à nouveau.

Le cidre en vrac

Le cidre doit être consommé rapidement. Et lorsque les stocks sont épuisés, les clients doivent attendre l’année suivante ! Jusqu’à la fin des années 50, le cidre (et parfois le jus de pommes) est livré en vrac, d’abord en futs (comme à l’époque d’Adolphe), puis en camion citerne dotée de plusieurs compartiments, ce qui permet d’approvisionner plusieurs clients à la fois. Pour certains, notamment les maisons à succursales multiples (coopérateurs de champagne de Château Thierry, l’Union Commerciale de Meaux…), la citerne est vidée dans leurs propres cuves (qui servaient également pour le vin). Le cidre est ensuite conditionné par leurs soins, en fûts de 20 ou 50 litres livrés dans leurs magasins et vendu à la tireuse (comme pour le vin).   

         

La pasteurisation et l’embouteillage

Les années 1950 voient l’apparition du procédé de pasteurisation en bouteille dotée d’une fermeture système ou d’une capsule, notamment dans le secteur de la brasserie, l’enjeu étant de stabiliser le produit et détruire les levures responsables de la fermentation. Prévoyant le déclin de la commercialisation du cidre en vrac, Ariel se lance dans l’embouteillage d’une partie de la production, d’autant que le principal client, les « Coopérateurs de Champagne » à Château Thierry, demande en plus du « vrac », du cidre conditionné en bouteilles. L’étiquette est créée en commun sous la marque « Verrepomme » et sera réservée aux « Coop », les bouteilles utilisées étant les mêmes que celles pour la bière (Valstar par exemple).

A cette époque, il y avait de nombreuses cidreries en Seine-et-Marne comme par exemple Burin à Boissy-le-Châtel (également affineur de fromages de brie) ou la cidrerie du « Pépin d’or » au Pavé de Pontault-Combault. Mais aucun ne se risquait à la mise en bouteilles et la plupart ont cessé leur activité, d’autant que leurs clients négociants en vin (comme Moussay à Rebais) disparaissaient eux-aussi progressivement du fait du développement des maisons à succursales multiples. Un certain nombre de marchands de vins commercialisaient également d’autres boissons (comme la bière) et livraient du charbon aux cafés brasseries et restaurants (comme Thévenot à Coulommiers). La plupart fabriquaient également leur limonade. Au fil des années, ces entreprises essentiellement familiales ont du vendre ou se regrouper car elles n’avaient pas la taille suffisante pour être rentables. Les groupes brassicoles comme Kronenbourg ou Heineken se sont intéressé par la suite à la distribution. – SM

L’embouteillage à Bellot commence de façon artisanale. Ariel acquiert une chaudière à vapeur, une petite laveuse à bouteille et une soutireuse isobarométrique qui permet le soutirage des boissons gazeuses sans effervescence dans la bouteille. Reprises manuellement, elles sont capsulées puis pasteurisées avant d’être étiquetées.

Au début, les étiquettes étaient posées à la main, puis est arrivée une machine à pédale. Par la suite, un procédé rudimentaire et ingénieux prenait l’étiquette, l’enduisait de colle via un bac à étiquettes et la posait sur la bouteille.- SM

Les bouteilles sont ensuite disposées manuellement dans des caisses en bois (avec croisillons) de 12 unités.

Le jus de pommes

Considérant les pommes de Seine et Marne et des départements voisins parfaitement adaptées au jus de pommes, Ariel se lance dans cette nouvelle production et dépose la marque « Elit » qui connaît rapidement un fort développement, soutenue par des panneaux publicitaires déposés le long des routes. La qualité des jus de pommes est reconnue et appréciée (nombreuses médailles du concours agricole de Paris).

Pour éviter la concurrence entre certains clients, Ariel a déposé  la marque « Svelta ». La cidrerie commercialisait également sous d’autres marques, notamment pour des cidriers concurrents comme les « cidreries réunies » ou des groupements de distributeurs qui souhaitaient avoir leur propre marque (déjà à cette époque !) – SM

De nouveaux investissements

Après la guerre, Ariel installe trois hangars en tôle demi-lune à fins de stockage (sans doute récupérés à l’aérodrome de Mouroux). Dans les années 1970, l’un d’entre eux sera démonté, un autre sera utilisé comme unité de conditionnement en lots (pour les promotions en grandes surfaces) sous la direction de Jeannine Laplaige, tandis que le dernier sera affecté en garage (dirigé par Dominique Ignace).

Jusqu’à la construction des nouveaux préaux de l’école (années 50), la distribution des prix s’est tenue dans l’un de ces bâtiments en tôle. Tous les enfants des écoles faisaient le spectacle avant de recevoir leur prix. – Jean Gallois.

Pour faire face à la demande, Ariel doit se résoudre à doubler la capacité d’embouteillage pour passer à 1.500 bouteilles / heure. Mais reste le problème de la pasteurisation qui crée un engorgement dans la production. Dans les années 1960, un chef d’atelier astucieux, Monsieur Barrois, imagine et construit un pasteurisateur qui améliore le rendement de la chaîne d’embouteillage.

D’une contenance d’environ 1.500 bouteilles, chaque bouteille restait environ une heure à l’intérieur. Bien entendu le chargement et le déchargement des bouteilles se faisaient toujours manuellement. – SM

Monsieur Barrois était un homme astucieux avec un fort caractère. C’est lui qui a restauré les installations de l’usine d’Auffay dans les années 70 avec l’électricien Michel Picot – Dominique Ignace

Le transport

Pour approvisionner la cidrerie en pommes (enlèvements chez les producteurs, transit depuis la gare de Saint Siméon …) et livrer les clients (tonneaux, demi muids citerne ou caisses), la cidrerie a toujours disposé de ses propres camions (de marque Somua puis Berliet).

Ariel  avait fait peindre ses camions en rouge pour les rendre plus visibles et ne faisait appel à des transporteurs qu’en cas de besoin. Les deux chauffeurs étaient Toto Mercier et Henri Hennequin dit « Riton », une figure de la cidrerie (49 ans de service et 3 millions de km sans un seul accident ni accrochage. – SM

Plus tard, Serge n’en pouvait plus de ces camions rouges et m’a demandé de tous les repeindre en vert, sans doute pour mieux représenter les couleurs du cidre. – Dominique Ignace

Organisation du travail

L’activité de la cidrerie, notamment l’embouteillage, nécessite un nombre important de manutentionnaires.

La manutention était primordiale pour l’acheminement des caisses (par un chemin de roulement), le décaissage sur une chaine à palettes, la mise des bouteilles dans la laveuse, l’enlèvement des bouteilles sur une nouvelle chaine à palettes, le mirage (contrôle de la qualité des bouteilles avant remplissage), le soutirage (dans les premiers temps les bouteilles sont placées directement sous les becs / robinets de la soutireuse), le chargement des wagonnets et du pasteurisateur, l’enlèvement après pasteurisation, le placement sur une autre troisième chaine à palette pour aller à l’étiqueteuse, la mise en caisses sur un chemin de roulement, puis la reprise manuelle pour le stockage sur plusieurs rangs avant le chargement sur les camions. Par la suite, les palettes de manutention de 80 x 120 cm et 100 x 120 cm améliorent considérablement la manutention (gain de temps et de fatigue physique). – SM

En patron exigent, Ariel peut se montrer dur, mais toujours reconnaissant et chaleureux envers un personnel courageux et travailleur.


Durant la période de fabrication en automne, la semaine de 55 heures se terminait généralement le samedi midi. Ariel apportait alors le Ricard ou le Pernod et offrait l’apéritif au personnel (près du four pour avoir plus chaud). Grand amateur de sport, il n’hésitait pas à arrêter le travail l’usine en juillet pour suivre à la radio avec quelques ouvriers l’arrivée de l’étape du Tour de France ! Quant à la chasse qu’il pratiquait le plus souvent possible (avec ses amis ou pour améliorer ses relations clients), il y invitait souvent Raymond Frutel et Henri Hennequin dit « Riton ». – SM

Je suis arrivée à la cidrerie en tant que secrétaire le 1er août 1957 et y ai travaillé pendant 37 ans. Mon premier jour, j’ai été accueillie par Monsieur et Madame Mignard qui m’ont immédiatement laissée seule … ils partaient en vacances pendant 2 semaines. je mes suis aussitôt retrouvée plongée dans le grand bien … ils devaient avoir confiance. Il arrivait à Monsieur Mignard de me demander de prendre du courrier en sténo à 6 heures du matin, il fallait pouvoir être disponible en toute circonstance. En période de fabrication du cidre, je faisais des semaines pratiquement complètes (jusqu’au samedi soir) pour remplir les papiers (acquis, déchargement …). Il m’a été demandé beaucoup, mais j’ai toujours ressenti la reconnaissance d’Ariel Mignard qui ne manquait jamais de me verser une prime pendant les campagnes de pommes. – Thérèse Pailla

Pendant la campagne de pommes, j’ai eu des bulletins de paie avec 75 heures par semaine. Il est vrai qu’on travaillait beaucoup, mais on gagnait bien notre vie. 

Ariel Mignard avait aussi l’oeil partout. Je me souviens qu’avant de partir en clientèle tout endimanché, il allait garer sa DS bleue rutilante à la scierie de Daumont et revenait vérifier si nous étions bien au travail en son absence – Jean Gallois

Un patron relationnel

Ariel savait se faire apprécier dans de nombreux domaines, que ce soit le sport ou la chasse à laquelle il invitait, outre ses amis, des personnes susceptibles de lui rendre des services (clients, fonctionnaires où même fournisseurs).

Je me souviens qu’Ariel s’était lié d’amitié avec un responsable de la Régie (contributions indirectes) qui, bien qu’il habitât Château Thierry, était également chasseur. Il venait quelquefois déjeuner à la maison et pouvait prodiguer de bons conseils. Une autre des relations proches d’Ariel était Mr Tarento (chasseur également), ingénieur des ponts et chaussées (ex DDE) à Rebais puis à Coulommiers. C’est lui qui a apporté son aide et sa compétence pour la construction de la première piscine en 1942. La chasse était une occasion pour Ariel d’offrir du gibier à ses clients, relations ou amis (chevreuil, sanglier, faisans, perdreaux, lièvres), et favorisait les rapports avec le Président des coopérateurs de champagne à Château Thierry : « Je vais aller porter un cuisseau de chevreuil à Monsieur Couvresel ». Ces pratiques ont sans aucun doute contribué au développement de la cidrerie en cette période difficile pendant laquelle il fallait passer du vrac à la bouteille (VerrePomme) dans les années 50, alors que les cidreries de Seine et Marne fermaient les unes après les autres pour ne pas avoir pu (ou su) évoluer.. Ariel savait aussi trouver le bon moment pour déposer ou faire déposer un carton de cidre (et par la suite également de jus de pommes). – SM